16-06-2021

L’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme prévoit que : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations ». Il ajoute : « L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

Dans un arrêt du 15 juin 2021, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) se prononce sur la portée de cet article en matière de droit du travail.

Une employée auprès des services de l’Education Nationale en Turquie avait « liké » des publications sur Facebook. Par ce geste, elle soutenait des commentaires à caractère politique émis par des tiers. Elle fut licenciée sans préavis ni indemnité au motif qu’en agissant de la sorte, elle avait « perturbé la paix, la tranquillité et l’ordre du lieu de travail à des fins idéologiques et politiques ».

Elle contesta cette décision devant les juridictions nationales, mais sans succès.

Elle décide alors de porter l’affaire devant la CEDH.

Celle-ci conclu à la violation de l’article 10 de la Convention.

Pour ce faire, la CEDH commence par rappeler que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle en général.

Après avoir souligné que pour pouvoir prospérer, les relations de travail doivent se fonder sur la confiance entre les personnes, la Cour précise que si la bonne foi dans le cadre d’un contrat de travail n’implique pas un devoir de loyauté absolue envers l’employeur ni une obligation de réserve entraînant la sujétion du travailleur aux intérêts de l’employeur, certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail.

La Cour observe qu’en l’espèce, l’employée a été licenciée pour avoir appuyé sur le bouton « J’aime » sur certains contenus publiés par des tiers sur le site Internet du réseau social Facebook. Elle estime que l’emploi des mentions « J’aime » sur les réseaux sociaux, qui pourrait être considéré comme un moyen d’afficher un intérêt ou une approbation pour un contenu, constitue bien, en tant que tel, une forme courante et populaire d’exercice de la liberté d’expression en ligne.

La Cour note ensuite qu’en ce qui concerne la question qui lui est soumise, les commentaires « likés » relevaient de questions portant sur des débats d’intérêt général et que les contenus en cause s’inséraient dans le contexte de ces débats. Elle rappelle à cet égard que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général.

Analysant la situation particulière de l’employée – agent contractuel d’une administration publique, et non pas agent statutaire de celle-ci –, la Cour rappelle que le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion des salariés travaillant sous le régime du droit privé envers leur employeur ne peut pas être aussi accentuée que l’obligation de loyauté et de réserve exigée des membres de la fonction publique.

La Cour relève encore que les contenus litigieux ont été publiés sur Facebook, qui est un réseau social en ligne. Elle rappelle avoir déjà jugé s’agissant des publications en ligne que la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expressionet que l’Internet est aujourd’hui devenu un des principaux moyens d’exercice de la liberté d’expression en ce qu’il fournit des outils essentiels pour la participation à des activités et des discussions concernant des questions politiques et des débats d’intérêt. La Cour ajoute néanmoins que les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques et que des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps.

La Cour observe encore que l’employée n’est pas la personne qui a créé et publié les contenus litigieux sur le réseau social concerné et que son acte se limite à cliquer sur le bouton « J’aime » se trouvant en dessous de ces contenus. Elle relève que l’acte d’ajouter une mention « J’aime » sur un contenu ne peut être considéré comme portant le même poids qu’un partage de contenu sur les réseaux sociaux, dans la mesure où une mention « J’aime » exprime seulement une sympathie à l’égard d’un contenu publié, et non pas une volonté active de sa diffusion. Elle observe ensuite qu’il n’est pas allégué par les autorités que les contenus en question avait atteint un public très large sur le réseau social en cause. Elle observe en outre que, compte tenu de la nature de sa fonction, la requérante ne pouvait disposer que d’une notoriété et d’une représentativité limitée dans son lieu de travail et que ses activités sur Facebook ne pouvaient pas avoir un impact significatif sur les élèves, les parents d’élèves, les professeurs et d’autres employés. La Cour souligne enfin que l’employeur  a appliqué à l’intéressée la sanction maximale prévue, à savoir la résiliation immédiate du contrat de travail sans droit à indemnisation.

À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’il n’existe pas, en l’espèce, de motifs pertinents et suffisants pour justifier la mesure litigieuse et qu’en tout état de cause, il n’y avait pas de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans l’exercice du droit de l’employée à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi.

 

Qu’en penser ?

 

Le droit à la liberté d’expression du travailleur est reconnu, y compris sur le lieu du travail. Ce droit peut se manifester de différentes manières, et notamment par des publications via les réseaux sociaux ou des manifestations de soutien (« like ») aux publications émises par des tiers. L’exercice de ce droit ne peut mener à un licenciement sans préavis ni indemnité si les propos diffusés ou soutenus par le travailleur relèvent des questions politiques et des débats d’intérêt général, à moins qu’il en s’agisse de propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence.

 

Réf. : Cour Européenne des droits de l’homme, 15 juin 2021, aff. 35786/19, Melike c/ Turquie

 

 

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